Si vous n’en avez pas encore entendu parler c’est que vous vivez probablement dans une grotte mais le dernier film de Sophie Letourneur fait polémique. Pour quelles raisons me demanderez-vous? La réponse est simple : les gens parlent sans savoir, comme souvent. Une bande annonce un peu trop légère, des pseudos spécialistes et des enr(g)agés du bocal qui s’excitent sur un thème plutôt que sur un film dans son entièreté : et nous voilà partis pour une polémique aussi stérile que le désir d’enfant du personnage de Marina Fois dans ÉNORME.
Juger un livre à sa couverture ou un film à sa bande annonce, c’est une pratique de plus en plus courante. En 2014, le journaliste Chris Beney écrivait ces mots concernant les bandes annonces :
Les articles sur les teasers ou les trailers sont bien plus lus, partagés et commentés que n’importe quelle critique de film. Pas de crainte de se faire spoiler, pas besoin de prendre 2 heures de son temps pour voir un film avant et savoir de quoi on parle : 2 minutes suffisent pour regarder en entier ce dont tout le monde est en train de parler et participer au débat, en étant aussi légitime que n’importe qui.
Mais entre dire « ce film a l’air mauvais, je n’irai pas le voir » et faire une critique assassine voire accusatrice d’un film dont on a vu un montage accéléré : il y a un monde que beaucoup ont franchi ces derniers jours. Et malheureusement pour eux, ces critiques m’ont donné l’envie d’aller découvrir de moi-même ce film improbable. Il me semblait étrange qu’une actrice engagée comme Marina Fois se soit laissée embarquer dans un film qui, si on écoute certains, était un pamphlet anti féministe, anti avortement et j’en passe. Alors, j’ai vu le film. J’ai lu les critiques des uns et des autres. J’ai écouté pendant plusieurs heures les différentes interviews des deux interprètes (Jonathan Cohen et Marina Fois). Et je reviens aujourd’hui avec un avis bien tranché.
Un objet cinématographique important
ÉNORME est un film important. Il prend de la place dans le paysage cinématographique français et à vrai dire, ça fait du bien. Sophie Letourneur offre une comédie (qui n’en est pas vraiment une d’ailleurs) subversive, franche, incroyablement drole et surtout très intelligente.
La bande annonce n’est effectivement pas représentative du film qui, comme le dis si bien Jonathan Cohen, « parle de lui même ». ÉNORME est un film vraiment drole, c’est un fait. Mais son coté comique est rapidement rattrapé par le coté profond et dramatique de la situation.
Sophie Letourneur nous propose un petit bijou de cinéma, avec des choix assumés et brillants. En effet, elle offre un film qui ne prétend rien et qui pourtant, nous dit tout. Une œuvre presque documentaire qui nous invite à la rejoindre. Le format de l’image (en 4/3 ce qui vous donne l’impression que l’écran est un petit carré et non pas un rectangle) invite le spectateur à observer la vie des personnages. On nous dirige tout de suite vers une sorte de voyeurisme propre au documentaire. Le choix du casting va également dans ce sens avec une bonne partie des interprètes qui ne sont pas des acteurs mais des personnes jouant leur propre rôle (le chaman, les infirmières etc) ce qui donne un coté réaliste voulu et assumé par la réalisatrice.
L’écriture de Letourneur est également très forte. Les personnages sont totalement improbables. Elle renverse les codes et nous dérange. Une femme, artiste, dévouée à son art et beaucoup moins à son mari. Un homme, sans aucune autre ambition que celle de servir sa femme dans tous les aspects de sa vie. Une écriture sans failles pour une remise en question de sujets forts dont il était urgent de s’emparer : les grossesses involontaires imposées, la maternité, la dépendance affective, le libre arbitre, la place des pères pendant la grossesse, la réappropriation de son corps, les violences sexuelles, les stéréotypes de genres etc..
Le coté documentaire amené par l’ajout d’acteurs non professionnels, notamment les sages femmes, ajoute une touche de réalisme profondément nécessaire. Il n’est pas question de sublimer l’accouchement ou de le rendre ignoble. Il est ce qu’il est : un moment important, difficile, douloureux mais qui peut très bien se passer si l’on est bien entourée. C’est l’une des scènes d’accouchement les plus réalistes que j’ai pu voir au cinéma, avec ce contre champ qui a été filmé dans une véritable salle d’accouchement. La longueur de la scène est également important.
Le film manque peut être parfois de clarté sur les intentions, mais ne tombe jamais là où d’autres auraient plongés et c’est cela une grande œuvre. Si vous voulez voir un film qui dénonce, donne des solutions, donne la parole à tous et vous impose des leçons de morale : regardez des reportages sur le sujet ou des documentaires sur France TV. Ici, nous sommes au cinéma. Et un grand film, c’est un film qui parvient à parler de certains sujets tout en offrant une expérience en salles vraiment incroyable. L’hypocrisie d’une partie de la critique et des médias me laisse parfois sans voix. Le cinéma n’est pas fait pour offrir une ligne de conduite aux spectateurs. Et il n’en a jamais été question. S’insurger parce qu’un sujet est évoqué sans pour autant être résolu correctement, c’est stupide. Soulever des questionnements, mettre en lumière des sujets ou des situations, raconter des histoires : voilà ce qu’on attend d’un film. Et Sophie Letourneur m’a offert l’une des plus chouettes séances depuis longtemps.
Une comédie au dispositif comique original
Sophie Letourneur, finement, met en scène un couple étonnant. Claire Girard (Marina Fois) n’a aucun contrôle sur sa vie. Non pas parce qu’on lui a retiré mais parce qu’elle l’a donné à son mari Frédéric (Jonathan Cohen). Elle est une grande pianiste de renommée internationale et elle se consacre intégralement à sa carrière. Sans une ambition féroce mais simplement parce qu’elle ne souhaite faire que ça. Avec Fred, ils ont trouvé un équilibre dans cette relation improbable et pourtant si touchante. Il est son manager, son équipier, son assistant, son cuisinier, son amant, son psy, son « spa » : il est là pour elle et il ne se définit que par ça. Il est le coté accessible de Claire, il plaisante aux réceptions, accepte les contrats, fait l’amour sur demande et ne s’arrête jamais. Claire quant à elle, n’a pas (ou plus) les codes sociaux. Elle est concentrée, vibrante de talent mais aussi totalement déconnectée de la réalité. Rien de ce qui se rapporte à sa vie n’est digne de son intérêt, pas même sa contraception qui est également gérée par son mari qui lui fait avaler sa pilule après que l’alarme ait sonnée chaque soir.
Sophie Letourneur nous dépeint donc, dès le départ, une situation et un couple totalement unique. Ils sont beaux, amoureux, tendres, drôles mais aussi extrêmement dépendants l’un à l’autre.
Quand Frédéric a un déclic et décide d’avoir un enfant, il n’en informe donc pas sa femme. Il prend cette décision comme quelque chose qui fait partie de son rôle et de sa vie. Sa femme, n’aura qu’à porter l’enfant, qu’elle le veuille ou non et pourra ensuite retourner à son piano. Il échange donc les pilules par des placébos et empêche Claire de s’apercevoir de son état avant la fin du délai légal pour avorter. Quand Claire apprend qu’elle est enceinte, c’est trop tard. S’ensuit alors 6 mois de grossesse non désirée, où chacun reprend son rôle comme si c’était juste un contretemps. Claire, totalement déconnectée face à Frédéric qui ne laisse aucune place à sa femme dans cette situation.
C’est un acte abominable que d’imposer une grossesse à quelqu’un, sans son consentement. C’est puni par la loi. Et le film, n’a, à aucun moment le discours inverse, au contraire, une scène confirme les sanctions que Frédéric encourt.
Ce qui dérange la critique et les spectateurs, c’est que Sophie Letourneur met en scène une situation qui nous met mal à l’aise. Pourquoi?
Parce qu’elle met en avant plusieurs choses qui sont encore très mal vues dans notre société. Une femme qui n’a pas envie d’avoir d’enfants, c’est encore aujourd’hui, quelque chose que beaucoup ont du mal à envisager. Comme ci la maternité était un but imposé pour toutes les femmes. Claire n’en a ni le besoin, ni l’envie, ni la place. Et quand elle tombe enceinte, en pensant que c’est un accident, oh, quel étrange phénomène : non, son instinct maternel ne se déclenche pas tout à coup ! Claire n’est pas heureuse d’être enceinte. Elle n’appréhende pas la venue de cet enfant comme un cadeau : elle programme son accouchement afin d’en être débarrassé le plus vite possible. Elle ne supporte pas l’attention dont elle est victime de la part de son mari, des médecins et de son entourage.
Une autre question est alors mis en avant : les femmes enceintes, ont-elles le droit à la parole? Toucher le ventre d’une femme enceinte, sans son consentement, comme si elle était un objet, sans même se demander si elle est à l’aise : c’est profondément ancré dans notre société. Une femme, n’en est plus une, à partir du moment où elle est enceinte. Et tous, considèrent que la grossesse et la maternité sont un long fleuve tranquille qui rend profondément heureuse la femme en question. A aucun moment Claire ne va se sentir concernée par l’enfant. Elle va s’imposer à la fin de sa grossesse, reprenant une certaine estime d’elle même, ne supportant plus que sa vie et ses décisions soient dirigées par d’autres. Mais l’enfant, restera du début à la fin, le désir de son mari, pas le sien. Il n’y a pas de scène de bonheur ultime avec Claire qui tient son enfant dans ses bras ou un plan de la famille heureuse. Sophie Letourneur montre avec gravité ce non désir d’enfant qui n’est respecté par personne. Claire reprend le piano, Frédéric a son enfant. Et le film s’arrête là.
Et, évidemment, ce qui dérange le plus c’est la situation incroyable et dramatique que dépeint le film avec un humour que beaucoup associent à de la légèreté. Or, c’est là tout l’intelligence du film. Avec une écriture fine et grinçante, Sophie Letourneur ne prétend rien d’autre que de mettre en lumière un drame qui soulève de nombreuses questions.
ÉNORME est une comédie originale, écrite avec beaucoup d’humour et d’intelligence, portée par des acteurs vraiment très justes. Les sujets de fond que Sophie Letourneur porte à notre attention sont effectivement très importants et sont traités sous une forme originale qui donne beaucoup d’espoir dans le cinéma français. Alors pour ceux qui veulent se faire un avis par eux mêmes : mettez de coté vos aprioris sur les comédies françaises et foncez.